Le coup d'envoi de la saison 2011 des "Marches pour Jésus" a été donné il y a quelques jours, le 21 mai, avec pour la première fois une "marche transfontalière" associant des évangéliques français et allemands, entre Strasbourg et la ville allemande de Kehl. Une autre marche a eu lieu dès le 7 mai à Alès - au coeur des Cévennes, terre historique du protestantisme. Et il y en aura d'autres tout au long du mois de juin: le mouvement des Marches pour Jésus, lancé en 1987 à Londres par des réseaux évangéliques charismatiques qui voulaient alors "reconquérir les villes pour Dieu", implanté à Paris dès 1991, est aujourd'hui présent dans plusieurs grandes villes françaises: Si la marche parisienne de cette année, initialement annoncée pour le 28 mai, a quant à elle été annulée (pour des raisons qui restent à éclaircir), des défilés sont prévus le 11 juin à Lille, le 18 juin à Bordeaux et Nantes.
Pour les passants qui découvrent au détour d'une rue des centaines de manifestants défilant autour de camions sono en chantant "Jésus, tu es roi", il est assez difficile de saisir le sens exact de ces "Marches pour Jésus", qui rappellent - mais de très loin - les classiques processions catholiques et sont parfois interprétées simplement par les médias français comme une sorte de "marche des fiertés" évangélique: l'occasion pour les protestants évangéliques de sortir, une fois par an, des murs de leurs églises et de gagner en visibilité publique.
Evangéliques et charismatiques. Si les participants et les organisateurs se présentent avant tout comme "chrétiens", les initiateurs du mouvement et la plupart des églises ou réseaux partenaires de ces événements appartiennent au protestantisme évangélique et charismatique, qui met l'accent sur le militantisme missionnaire et l'action du Saint-Esprit (charisma: les "dons du Saint-Esprit"). Ce qui n'interdit pas que quelques catholiques rejoignent les cortèges ou que localement, la manifestation puisse parfois être portée par des églises évangéliques non-charismatiques, comme on le voit aujourd'hui à Nantes.
"Une désintégration morale". Mais l'apparition de ces marches, à la fin des années 1980 à Londres, est étroitement liée à l'histoire récente du protestantisme charismatique. Concentrés à l'origine sur le salut personnel (il faut sauver des "âmes") et convaincus que tout changement social ne peut venir que de la conversion d'individus toujours plus nombreux, ces protestants (ou en tout cas, une part croissante d'entre eux) se sont en effet engagés depuis une trentaine d'années dans un combat d'une autre nature, qui les amènent à investir l'espace public et les conduit à de nouvelles formes de militantisme social et politique. Face à ce qu'ils perçoivent comme une "déchristianisation" des sociétés occidentales, face à la libéralisation des moeurs acquise au cours des années 1960-70, les évangéliques charismatiques se sentent devenir des chrétiens minoritaires, "anti-conformistes" parce qu'ils revendiquent un ensemble de valeurs morales traditionnelles que la culture dominante est en train de délaisser. Ils veulent faire "revenir vers Dieu" des nations dont l'histoire a longtemps été dominée par le christianisme, mais comment faire?
Militantisme tout terrain. Un nouveau type d'organisations missionnaires, apparu aux Etats-Unis entre la fin de la Seconde guerre mondiale et le début des années 1960, visait précisément à répondre à cette question. Pour séduire les nouvelles générations de l'après-guerre, ces organisations se sont émancipées des obligations classiques de la vie d'église et ont prôné une plus grande liberté d'expression: en adoptant le rock 'n roll, le sport et un ensemble de traits de la culture jeune comme outils missionnaires, des réseaux de jeunesse issus à l'origine du fondamentalisme, comme Youth for Christ (Jeunesse pour Christ en français), ou du principal courant charismatique - le pentecôtisme, né au début du 20ème siècle - comme Youth With a Mission (Jeunesse en Mission) se sont lancés dans une offensive missionnaire tous azimuts. La mission ne se joue plus seulement dans des réunions d'église où l'on invite ses amis mais dans tous les domaines, ou presque, de la vie sociale et jusque sur le terrain politique. Ce sont les fameux sept domaines (ou sept "sphères") énumérées en 1989 par Loren Cunningham, le fondateur de Jeunesse en Mission, et considérées comme les clés pour "l'évangélisation des nations": éducation; médias; arts et divertissements; politique; commerce, sciences et technologies; églises.
Combat spirituel: le retour du territoire. Les préoccupations des évangéliques charismatiques occidentaux et la stratégie de ces organisations missionnaires rejoignent, au tournant des années 1990, les analyses des théologiens du combat spirituel, dont le plus connu est Peter C. Wagner. Les grandes villes, en croissance continue, leur apparaissent comme des bastions imprenables: des villes qui ne sont pas seulement "sans Dieu, mais contre Dieu" selon l'expression du Néo-Zélandais Tom Marshall, proche de Jeunesse en Mission. Ces théologiens puisent dans leur expérience de la mission en Amérique latine ou en Afrique (et dans la littérature anthropologique) les bases d'une grille de lecture "spirituelle" fondée sur la croyance en des esprits des lieux, esprits tutélaires qui tiennent entre leurs mains des territoires et par là, le destin des invidivus qui y vivent. Pour "gagner les nations à Dieu", il ne suffit plus de convaincre des individus, il faut conquérir des territoires et investir les lieux stratégiques, les institutions-clés. La "cartographie spirituelle" (Spiritual Mapping) doit permettre de repérer ces lieux et de cerner la "personnalité spirituelle" des villes ou des nations, avant d'engager le combat. A mesure que cette théologie du combat spirituel gagne en influence au sein du protestantisme mondial, un glissement s'opère ainsi de l'individu au territoire, du religieux au politique. Avec une ambiguïté fondamentale: s'agit-il de convertir des individus libres de leurs choix ou de militer pour l'imposition des valeurs chrétiennes à toute une nation?
C'est dans ce contexte que le mouvement des "Marches pour Jésus" a vu le jour en 1987 à Londres, l'investissement de l'espace public, le temps d'une marche, symbolisant la reconquête du territoire urbain et l'engagement d'un "combat spirituel" à l'échelle des villes et des nations. Le mouvement est né à l'initiative du responsable londonien de Jeunesse en Mission, Lynn Green, du chanteur évangélique (et ancien responsable au sein de Jeunesse pour Christ) Graham Kendrick et de deux leaders de réseaux d'églises charismatiques, Roger Foster et Gerald Coates. Il est aujourd'hui devenu un mouvement international présent dans près de 200 pays. Et il se décline selon les villes en versions "light" (comme à Nantes, par exemple) ou en version charismatique plus radicale, comme à Paris où les drapeaux israëliens et les shofars (trompettes qui, dans la Bible, entraînèrent la chute des murailles de Jéricho, vue comme le symbole d'une ville conquise "pour Dieu") signalent notamment l'influence du sionisme chrétien, courant proche de la droite évangélique nord-américaine.
Pour aller plus loin: Y. Fer, L'offensive évangélique, voyage au coeur des réseaux militants de Jeunesse en Mission ; G. C. Ediger, "The Proto-Genesis of the March for Jesus Movement, 1970-87", Journal of Pentecostal Theology vol. 12 n°2, 2004, p. 247-275 ; Ph. Gonzalez, "Lutter contre l'emprise démoniaque. Les politiques du combat spirituel évangélique", Terrain n°50, 2008, p. 44-61.
Illustrations: Marche pour Jésus Paris 2007 et 2008, Nantes 2010 (photos Y. Fer & G. Malogne-Fer).