Yannick Fer. Le pentecôtisme, ou «mouvement de Pentecôte», est apparu au tout début du XXe siècle dans les États du Sud des Etats-Unis et la première grande église a ouvert en 1906 rue Azusa à Los Angeles, sous l’impulsion du pasteur noir William J. Seymour. Son histoire est liée à celle du méthodisme, un Réveil protestant qui a eu lieu en Angleterre au cours des années 1730 et a nourri une grande partie de l’enthousiasme missionnaire du XVIIIe siècle – notamment dans le Pacifique : l’église wesleyenne de Tonga, par exemple, porte le nom du fondateur du méthodisme, John Wesley.
Après la guerre de Sécession qui a déchiré les Etats-Unis de 1861 à 1865, de nombreux méthodistes et quelques baptistes cherchaient une force spirituelle nouvelle et pensaient qu’un retour aux sources du protestantisme leur donnerait les moyens de surmonter les bouleversements de l’époque. Certains d’entre eux ont alors fait une expérience qu’ils ont interprétée comme une Pentecôte moderne : au cours de jeûnes et prières intenses, ils se sont mis à «parler en langues», dans un langage incompréhensible. C’est ce que les pentecôtistes appellent le «baptême du Saint-Esprit», parce qu’ils considèrent que c’est le Saint-Esprit qui, en descendant sur le croyant, lui inspire ces paroles et lui accorde un «revêtement de puissance», qui lui permettra de renouveler sa vie personnelle et de participer à la «grande mission» d’évangélisation.
Le pentecôtisme est donc, historiquement, un mouvement de Réveil protestant, qui se distingue par l’accent qu’il met sur l’action du Saint-Esprit ici et maintenant (parlers en langues, mais aussi guérisons, prophéties). C’est un mouvement protestant évangélique, dans le sens où on utilise aujourd’hui le terme «évangélique» pour parler des protestants qui insistent particulièrement sur la nécessité d’une conversion personnelle (la «nouvelle naissance»), une interprétation étroite de la Bible, le devoir d’évangélisation (y compris vis-à-vis des protestants qui ne sont pas «nés de nouveau») et le salut offert par Jésus-Christ à la croix.
Depuis maintenant un siècle, le pentecôtisme s’est beaucoup diversifié en même temps qu’il se développait sur tous les continents. Il y a aujourd’hui des centaines de dénominations pentecôtistes différentes, la plus importante étant les Assemblées de Dieu, qui comptent un peu plus de 32 millions de membres dans le monde (environ 200000 en Océanie).
DM. Comment s’est implanté le pentecôtisme en Polynésie, quelles sont les principales étapes de cette implantation?
Yannick Fer. En Polynésie française, le pentecôtisme a d’abord été chinois, ou plus précisément hakka. C’est un missionnaire chinois-américain, le pasteur Hong Sit, qui a organisé à Tahiti en juillet 1962 les premières réunions d’évangélisation d’inspiration pentecôtiste, fréquentées par la petite communauté hakka de Béthel (essentiellement des élèves de l’école Viénot et leurs familles), puis par de nombreux Hakkas restés jusque-là à l’écart du christianisme, souvent attirés par l’espoir d’une guérison miraculeuse. Dès la première semaine, 72 personnes se sont fait baptiser par Hong Sit dans une rivière de Papara, 288 entre juillet 1962 et décembre 1963. Ce groupe est à l’origine de la paroisse de Jourdain (dont le nom a été choisi en référence aux baptêmes par immersion de 1962 et 1963), puis de l’église Alléluia, première église pentecôtiste polynésienne, née en 1967 d’une scission avec l’EEPF.
La seconde période débute en 1975 avec le recrutement par les dirigeants d’Alléluia d’un pasteur des assemblées de Dieu françaises, Roger Albert, secondé à partir de 1979 par un pasteur de Nouvelle-Calédonie d’origine vietnamienne, Louis Levant. En organisant des réunions d’évangélisation à Papeete et à Taravao, ils ont amené à l’église Alléluia des Polynésiens de toutes origines, jusqu’à provoquer en 1982 une rupture avec les dirigeants de l’église, qui n’étaient pas prêts à renoncer à l’identité hakka d’Alléluia. Les assemblées de Dieu, église pentecôtiste pluriculturelle, sont issues de cette scission. Elles se sont rapidement développées au cours des années 1980, ont ouvert des églises dans les îles Sous-le-Vent, formé des pasteurs locaux et créé en 1997 radio te vevo o te tiaturira’a (RTV), première radio chrétienne de Polynésie française, dont l’audience dépasse largement le seul cercle des membres des assemblées. Les assemblées de Dieu américaines ont elles aussi ouvert une église à Faa’a, le centre chrétien de la Bonne Nouvelle inauguré en 1984. Elle a finalement été intégrée aux assemblées de Dieu de Polynésie française en 2000.
Enfin, au cours de la troisième période, depuis 2000, on observe l’arrivée (ou le passage) de nombreux missionnaires venus du Pacifique ou des Etats-Unis et l’éclosion de nouvelles églises pentecôtistes : église du Plein Évangile, liée à la First Assembly of God de Maui (Hawaii) ou Calvary Chapel. Les îles françaises du Pacifique sont restées longtemps hors d’atteinte des nombreuses églises pentecôtistes nord-américaines présentes dans les îles anglophones, mais il y aura sans doute à l’avenir, en Polynésie française comme ailleurs, plusieurs pentecôtismes.
DM. La présence et le développement du pentecôtisme en Polynésie interpellent-ils l’Eglise protestante maohi?
YF. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles l’église protestante maohi peut légitimement se sentir interpellée par le développement du pentecôtisme. La plus évidente, c’est que la grande majorité des convertis au pentecôtisme viennent de ses rangs : depuis maintenant 25 ans, plusieurs centaines de familles pour qui, jusque-là, l’appartenance à l’EEPF ou l’EPM allait de soi l’ont quittée pour rejoindre les assemblées de Dieu. Un choix qui implique des conflits familiaux, des ruptures douloureuses, surtout dans les petites îles où une bonne part de la vie sociale tourne encore autour des paroisses protestantes, un choix qu’on ne peut pas expliquer seulement par des circonstances particulières, comme la maladie, la dépression, des désaccords ponctuels entre paroissiens et diacres, etc... Ces départs témoignent aussi des évolutions durables de la société polynésienne, de ce que chacun attend aujourd’hui d’une église et de convictions théologiques divergentes.
La question de l’efficacité, en particulier, a tendance à devenir essentielle et elle se mesure de plus en plus au niveau individuel : que fait l’église pour moi, en quoi peut-elle m’aider à m’en sortir dans cette société du chacun pour soi ? De nombreux domaines qui sont considérés par beaucoup de pasteurs de l’EPM comme «intimes» ou «psychologiques» – donc hors de leur champ de compétences –, comme les problèmes de couple, les relations avec les enfants, la dépression et le mal-être, la timidité, les difficultés professionnelles, etc. sont au contraire revendiquées par les églises pentecôtistes comme des problèmes pour lesquels Dieu, la Bible sont la solution: pas seulement des conseils d’ordre général, mais une réponse personnalisée, un «message de la part de Dieu pour toi, ici et maintenant». Beaucoup de convertis au pentecôtisme ont ainsi l’impression que l’EPM parle beaucoup de la société polynésienne en général, mais n’agit pas assez, concrètement, pour améliorer la situation de chacun.
Ensuite, quelle vie communautaire offre l’église: un lieu au cœur de la société (au risque d’y retrouver toutes les tensions liées aux relations sociales ordinaires) ou une contre-société (qui en déliant l’individu de ses obligations envers la famille, les ancêtres, le village, remet en cause des solidarités anciennes) ? Il y a, chez les convertis au pentecôtisme, mais aussi de plus en plus chez les croyants de toutes églises, la recherche d’une église dans laquelle on puisse se sentir «libre», afin d’accéder à une expérience qui soit moins «religieuse» et plus «spirituelle». Que ce soit lié à la progression pentecôtiste ou non, l’EPM pourra difficilement faire l’économie d’une réflexion sur les formes d’autorité qui sont aujourd’hui acceptables, car comme l’a souligné le sociologue Max Weber, il n’y a pas d’autorité durable si elle n’est pas, d’une façon ou d’une autre, acceptée par ceux qui la subissent. Or, ce que montre le pentecôtisme, c’est que l’autorité qui est désormais la mieux acceptée, dans la société polynésienne comme dans beaucoup d’autres, est celle qui paraît fondée non sur un statut institutionnel («je suis le chef, donc j’ai raison») mais sur une exemplarité, ce que les pentecôtistes appellent le témoignage («ce que je dis est juste, parce que j’ai un comportement qui en témoigne»).
Quatrième raison d’être interpellée: la question du sacerdoce universel et de la formation. Avec l’élévation du niveau de scolarisation et de connaissance, beaucoup de Protestants polynésiens voudraient mieux connaître la Bible, en apprendre davantage sur la vie de Jésus, mais sans se retrouver dans un rapport trop hiérarchique de l’élève qui récite devant le maître. Faute de réponses satisfaisantes, ils se tournent vers les librairies (de Paofai, mais aussi les librairies pentecôtistes, adventistes ou catholiques), l’Internet, les cours par correspondance, les cassettes vidéo ou les stations de radio (combien de fidèles de l’EPM écoutent chaque matin Louis Levant sur RTV?). Les églises pentecôtistes répondent sans doute mieux à cette envie d’apprendre, ainsi qu’au désir de participer à la vie d’église, de prendre des responsabilités sans se trouver aussitôt accablé par le poids de la charge et la peur des critiques.
Cinquième raison (et il y en a sûrement bien d’autres) : la progression du pentecôtisme s’inscrit plus largement dans un contexte de pluralisme. L’historien américain Charles Forman a écrit que le pluralisme est sans doute l’un des plus grands défis auxquels doivent aujourd’hui faire face les sociétés et les églises polynésiennes. Car quand il y a de plus en plus d’églises, la religion n’est plus un facteur d’unité, elle peut devenir au contraire un facteur de division, de conflits, si les églises sont incapables de faire avec cette nouvelle diversité. C’est d’autant plus net avec le pentecôtisme, qu’il s’agit – qu’on le veuille ou non – d’un autre protestantisme. Est-ce que l’EPM est prête à accepter l’idée qu’elle puisse être à l’avenir une des églises protestantes de Polynésie et non la seule «vraie» église protestante, et quelles relations peut-elle nouer avec ces autres protestantismes, évangéliques, pentecôtistes, demain peut-être baptistes, méthodistes?
Le pluralisme, c’est aussi l’existence en Polynésie de plusieurs langues et de plusieurs cultures. En changeant de nom, l’EPM a-t-elle voulu signifier qu’elle ne serait désormais que l’église des Ma’ohi, tandis que les assemblées de Dieu accueillent indifféremment Ma’ohi, Tinito ou Popa’a, en mettant en avant une identité «en Christ» plutôt qu’une identité ethnique?
Enfin, le pluralisme ce sont des pratiques religieuses variables, modulables: certains s’identifient comme protestants sans pratiquer autrement qu’en famille, d’autres sont fidèles chaque dimanche ou trois fois par semaine à leur église, d’autres encore circulent dans différentes églises pour se faire leur propre opinion. Et du fait de cette circulation accrue, il y aura de plus en plus, au sein même de l’EPM, une diversité de pratiques et de croyances, il y a d’ailleurs déjà, dans les paroisses, des Évangéliques, des partisans d’une théologie culturelle mao’hi et des Protestants de sensibilité réformée.
DM. Y-a-t-il un avenir au pentecôtisme en Polynésie?
YF. En théorie, beaucoup d’évolutions de la société polynésienne actuelle favorisent la progression des églises pentecôtistes. Mais en pratique, celle-ci est aussi limitée par le niveau d’engagement qu’elles exigent de leurs membres, car tout le monde n’est pas prêt à dépenser autant de temps et d’énergie pour la vie d’église. C’est ce qui explique qu’il y ait toutes les semaines à la fois des gens qui se convertissent et d’autres qui «se refroidissent», selon l’expression utilisée par les Pentecôtistes, c’est-à-dire qui prennent une distance plus ou moins grande et plus ou moins définitive avec l’église.
Ce qui me paraît beaucoup plus facile à prévoir, c’est une progression significative non pas forcément des églises pentecôtistes, mais du protestantisme évangélique ou pentecôtiste lui-même. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il y a aujourd’hui un écart important entre le protestantisme de l’EPM et celui des églises pentecôtistes et il est probable que cet écart se réduise à l’avenir – comme on l’observe par exemple aux îles Cook – avec une progression de la tendance évangélique, que ce soit au sein de l’EPM ou en dehors. Dans son histoire, le protestantisme a toujours été divers, et cette diversité s’est exprimée soit par des églises organisant la cohabitation de plusieurs tendances théologiques, soit (plus souvent) par la création d’autant d’églises qu’il y a d’orientations théologiques.
DM. Le pentecôtisme s’est-il intégré à la culture polynésienne ou n’est-ce plus nécessaire aujourd’hui pour prospérer?
YF. Le pentecôtisme polynésien est différent du pentecôtisme français, par exemple, parce qu’il s’inscrit dans une culture polynésienne qui est profondément imprégnée de protestantisme. Ainsi, il peut se prévaloir d’une fidélité à la Bible, ce que les Polynésiens comprennent immédiatement, évoquer les missionnaires polynésiens du 19ème siècle pour encourager les convertis à évangéliser autour d’eux ou rappeler les récits de miracles transmis par les générations protestantes précé- dentes. En revanche, à l’exception des tendances les plus récentes (l’église du Plein Évangile notam- ment) ou de groupes influencés par Jeunesse en Mission, il ne fait pas preuve d’un militantisme culturel comparable à celui de l’EPM. Sans doute pour se distinguer de l’EPM, les assemblées de Dieu ont tendance à refuser ce qu’elles considèrent comme un repli sur soi et à offrir plutôt une ouverture sur l’extérieur qu’une valorisation de la culture locale. Elles insistent sur la nécessaire rupture avec la culture polynésienne pré-chrétienne, évoquent la lutte contre les esprits liés aux marae, aux tikis, et se montrent assez réticentes vis à vis d’expressions culturelles comme la danse. Les relations entre pentecôtisme et culture s’organisent donc sur la base d’une compréhension assez stricte de ce qui, dans la culture polynésienne, est compatible avec le christianisme.