
"Le demi-dieu Maui, héritier de l'île de Raivavae, rencontra Te-arii-vahine-te-ahura'i. De leur union naquit Taniau puis des jumeaux: Evaarii, l'aînée et Tiarii". C'est ainsi que commence le récit mis en scène par la troupe Hei Tahiti, qui a remporté le 23 juillet dernier le premier prix du heiva i Tahiti 2009, dans la prestigieuse catégorie "heiva nui" (l'élite des groupes de chants et danses de Polynésie française). Plus qu'un spectacle touristique, ce grand rendez-vous culturel est devenu depuis quelques années l'occasion de s'interroger sur les contours de
l'identité polynésienne. La plupart des chorégraphies évoquent des divinités naturelles - le roi de la mer Tinorua face à Arenui, "la grande vague jalouse" (groupe Kei Tawhiti) -, des sacrifices légendaires («six jeunes filles qui renaissent sous la forme d'oiseaux", groupe Ahutoru Nui) ou le dieu créateur polynésien Ta'aroa. Mais si le spectacle du groupe lauréat débute bien sur le demi-dieu Maui et des jumeaux légendaires, il évoque aussi un enjeu très actuel: la sortie progressive de l'indivision foncière et les "affaires de terres" qui divisent les familles, au travers du récit légendaire d'un conflit entre deux frères sur l'île de Raivavae (îles Australes). Et il rappelle en conclusion "la place importante de la religion en Polynésie", c'est-à-dire, dans le cas des îles Australes, le protestantisme implanté par la London Missionary Society au début du 19ème siècle.
Le christianisme a-t-il sa place dans la représentation de l'authenticité culturelle et de la tradition polynésiennes ? En juillet 2007, l'attribution d'un premier prix au groupe Heikura Nui, pour un spectacle rendant hommage au "grand créateur" de la Terre et à Adam et Eve avait suscité une controverse dans les journaux de Tahiti. Il faut dire que les groupes concourraient alors dans deux catégories distinctes, "patrimoine" et "création", et que Heikura Nui avait remporté le prix "patrimoine"... Les Nouvelles de Tahiti estimaient que le
groupe "n'est plus en catégorie patrimoine, mais s'inscrit de facto en catégorie création" et l'écrivaine polynésienne Chantal Spitz regrettait: "Inclure la Bible dans le patrimoine ancestral est une hérésie qui semble désormais ne plus déranger personne". En tout cas pas le directeur du heiva, qui affirmait dans la Dépêche de Tahiti: "Mais c'est le patrimoine universel ! En Polynésie, nous étions dans le péché jusqu'à ce qu'on reçoive le message de Dieu. Cela fait partie désormais de notre identité mâ'ohi".
Les catégories "patrimoine" et "création" ont été depuis abandonnées au profit d'une simple distinction entre anciens lauréats (concours heiva nui) et débutants (concours heiva). Tamariki Oparo, la troupe de danse de Rapa - la plus septentrionale des îles Australes - a donné cette année une illustration spectaculaire de la manière dont christianisme et tradition culturelle se sont entremêlés depuis le 19ème siècle dans cet archipel, souvent considéré à Tahiti comme le gardien de la tradition polynésienne. L'anthropologue Alain Babadzan a parlé à propos de Rurutu, une autre île Australe, de la "naissance d'une
tradition". J'ai moi-même eu l'occasion de séjourner à Rapa en 1995 avec Gwendoline Malogne-Fer et d'y assister à une série de réunions paroissiales de l'église protestante qui nous a permis d'écrire une étude parue en 2000 sous le titre Tu'aroi à Rapa, conversion au christianisme et conservation identitaire (Haere po, Tahiti).
La chorégraphie écrite par Pierrot Faraire, instituteur, diacre protestant et chef d'orchestre de la culture rapa contemporaine, mettait en scène la christianisation de l'île, qui commence en 1825 lorsque le capitaine du voilier The Snapper se rend à Rapa à la demande des missionnaires britanniques et revient avec à son bord deux
hommes de Rapa, Paparua et Aitaveru, le fils du chef et son serviteur, qui une fois convertis et formés à Tahiti, contribueront à l'implantation du christianisme sur leur île. Ont-ils été enlevés ? Dans son journal, le missionnaire John Davies évoque un malentendu et écrit que l'équipage les traita "avec gentillesse". Pour John Mairai, qui commente le heiva dans les Nouvelles de Tahiti, ils ont été transportés de force puis "endoctrinés". En magnifiant cet enlèvement et cette séquestration, Pierrot Faraire aurait selon lui "enfilé par-dessus son costume de roseaux sa veste de diacre prosélyte".
Déjà vainqueur en 2006, dans la catégorie "patrimoine" ,Tamariki Oparo a reçu cette année le deuxième prix dans la catégorie "heiva nui". Ses spectacles se singularisent en mettant en scène une authenticité culturelle "sauvage", proche des origines de la danse selon Pierrot Faraire, avec des gestuelles guerrières en partie inspirées des danses maori de Nouvelle-Zélande. La troupe a su ainsi jouer sur la représentation que les Rapa ont d'eux-mêmes mais surtout, sur la manière dont on imagine Rapa à Tahiti. Les précédents spectacles, tout en étant basés sur des récits légendaires, laissaient de temps en temps apparaître des références bibliques implicites, notamment aux dix commandements. Cette fois, en incorporant l'histoire missionnaire au patrimoine culturel de Rapa, Pierrot Faraire a montré que la dissociation entre culture et christianisme n'a pas grand sens pour les Rapa et que les premiers temps du christianisme sur cette île restée "traditionnelle" sont aujourd'hui devenus un récit mythique, qui s'ajoute à une longue tradition orale et peut même parfois se confondre avec des légendes plus anciennes.
Illustrations. Photos des troupes Oparo Tamariki et Hei Tahiti: La dépêche de Tahiti ; troupe Heikura Nui: Tahiti Presse ; baie de Rapa: argoulblog.
Je participais la semaine dernière, à l'
La hula, danse traditionnelle hawaiienne, a d'abord été progressivement introduite dans plusieurs églises locales de la United Church of Christ, l'église protestante historique des îles Hawaii, dans le sillage du puissant mouvement de renouveau culturel qu'ont connu ces îles à partir des années 1970. Expression de la culture et de la foi chrétienne, cette hula n'est pas, comme l'a bien expliqué Akihiro Inoue dans une thèse soutenue en 2003 à l'université d'Hawaii, la hula traditionnelle (qui évoquait les esprits et les divinités naturelles) ni la hula moderne (conçue pour les touristes et focalisée sur les mouvements de hanche des danseuses): c'est une "hula chrétienne", appelée aussi "hula des mains" car elle consiste essentiellement en des mouvements des bras et des mains.
dans les paroisses mais interdit de danser dans le temple ; les seconds par peur de voir resurgir les "démons" de la culture pré-chrétienne en autorisant une trop grand libération des sens. Le mouvement Island Breeze, en particulier, qui est une branche de l'organisation internationale Youth With a Mission fondée en 1979 par le Samoan Sosene Le'au, a joué un rôle essentiel dans la promotion des danses polynésiennes comme expression de la foi chrétienne et comme moyen d'action missionnaire.
Je viens de publier avec Gwendoline Malogne-Fer un livre intitulé
l'expansion occidentale et l'avancée du christianisme. Mais ils abordaient la religion essentiellement sous l'angle d'une confrontation entre cultures océaniennes et occidentale : comment les populations locales résistent-elles au christianisme, quelles formes de subversion de cette religion importée inventent-elles pour conserver leur identité culturelle? Les anthropologues se concentraient alors sur des formes religieuses spécifiquement océaniennes, en particulier les mouvements millénaristes désignés sous le terme générique de
L'article de John Barker est publié dans cette seconde partie. Il montre comment l'essor d'un mouvement de "réveil" charismatique chez les
L'article de Gwendoline Malogne-Fer conclut cette première partie en abordant deux éléments majeurs de l'évolution récente du christianisme océanien : les rapports de genre et - pour les églises protestantes - les enjeux de l'accession des femmes au pastorat (voir ma